Une journée d'étude sur le discours électoral en Afrique de l’Ouest francophone, organisée par le groupe ADARR, en collaboration avec le Département d’Histoire du Moyen Orient et de l’Afrique de l'Université de Tel-Aviv et le Centre CRELIS de l'Université Houphouët-Boigny à Abidjan en Côte d'Ivoire, s'est déroulée le 13 mars 2018 à l'Institut Porter de l'Université, avec la participation de l'ambassadeur de Côte d'Ivoire en Israël S. E. Jean-Baptiste Gomis. L'atelier, qui s'est tenu dans le cadre des Journées de la francophonie, a réuni des chercheurs israéliens et ivoiriens autour d'un projet commun: l'étude du discours électoral en contexte géopolitique.
Ont également participé à l'organisation de la journée le Centre d'études internationales et régionales au nom de S. Daniel Abraham, le Programme de Culture française de l'Université de Tel-Aviv et le Programme interuniversitaire d’Études africaines, qui réunit les universités de Ben-Gourion, de Tel-Aviv et l'Université ouverte.
Après avoir rappelé le lien de l'Institut Porter avec l'Afrique, notamment le numéro de la revue Poetics today, consacré à "l'Afrique du sud dans l'imaginaire mondial", qui avait obtenu le prix du meilleur numéro spécial du Conseil des éditeurs des revues d'apprentissage aux Etats-Unis en 2001, le Dr. Orly Lubin, directrice de l'Institut, releva l'importance d' initiatives comme la présente journée d'études pour aider le domaine des Lettres à "sortir du musée et toucher de nouveau à la vie".
Une collaboration interdisciplinaire
L'ambassadeur de Côte d'Ivoire, Jean-Baptiste Gomis, a souligné que l'Afrique est en permanente évolution depuis les années 2000 et que son pays, après une crise postélectorale en 2010, a connu une véritable réorganisation administrative en vue des élections de 2015, notamment un recensement de la population et l'établissement de cartes d'électeurs. "Je voudrais souligner à quel point nous sommes fiers d'avoir été associés en tant qu'Ivoiriens à ce colloque de haut niveau", a-t-il ajouté.
Le Dr. Irit Back du Département d'histoire du Moyen-Orient et de l'Afrique, à souligné le caractère exceptionne de cette collaboration qui met l'accent sur l'importance des études africaines, notamment sur le discours des élections et des changements de régime, thèmes "très pertinents actuellement en Afrique".
Le Prof. Ruth Amossy, professeur émérite de l'Université de Tel-Aviv et co-coordinatrice du groupe ADARR (Analyse du Discours, Argumentation et Rhétorique), remercia les participants, en particulier l'équipe de chercheurs ivoiriens du Centre de Recherches et d’Etudes en Littératures et Sciences du langage (CRELIS), sous la direction du Dr. Nanourougo Coulibaly de l’Université Félix Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire, avec qui a été entrepris ce projet d'étude sur le discours électoral. Elle signale que la revue en ligne de ADARR, groupe de recherche francophone rassemblant des professeurs et des doctorants des Université de Tel-Aviv et de Bar-Ilan, qu'elle coordonne avec le Prof. Roselyne Koren (Bar-Ilan), fêtera ses dix ans le 28 juin prochain à la Sorbonne à Paris.
Le discours électoral dans les pays en voie de démocratisation
Le Prof. Amossy se félicite de l'inauguration de ce dialogue israélo-ivoirien sur le discours électoral et de la collaboration interdisciplinaire qui a permis d'attribuer à chaque intervenant deux répondants: l'un dans le domaine de l'analyse du discours et l'autre dans celui des études africaines.
Les chercheurs ivoiriens ont ensuite présenté leurs contributions explorant une large diversité de discours relevant de meetings, d’affichages publics, de slogans électoraux et de réactions sur les réseaux sociaux afin d’y retrouver les pratiques et les stratégies destinées à assurer la mobilisation électorale dans les pays d'Afrique occidentale.
Lors de la première séance, introduite par le Prof. Nadine Kuperty-Tsur, directrice du Programme de culture française de l'UTA, le Dr. Nanourougo Coulibaly a tenté de dégager les grandes lignes du discours électoral au Bénin, en Côte d'Ivoire et au Mali, trois pays qui ont connu la même histoire coloniale par le même colonisateur, ainsi que le même processus de décolonisation. Le récent mouvement de démocratisation de ces pays a amené une multiplication des discours dans l'arène électorale, avec comme fil conducteur la bi-polarisation autour d'une rhétorique de continuité venant du candidat sortant ou de changement radical de la part de l'opposant. Par ailleurs, le discours y est dominé par une rhétorique de libération mobilisatrice des foules, et la tendance à faire porter à l'ancienne puissance coloniale la responsabilité des maux du pays. Dans ce contexte, par exemple, l'accusation de francophilie ou de francité devient discréditante. Le Dr. Coulibaly insiste également sur l'importance de la personnalité du candidat, qui construit son ethos en réactivant des éléments basés sur un socle de croyances collectives.
Dans sa réponse, le Prof. Amossy a souligné fait que l'analyse du discours électoral comme tel n'a pas encore été réalisé de manière satisfaisante, et l'importance de la contribution de ces interventions dans le cadre du projet d'étude sur le genre électoral pour une meilleure compréhension du discours électoral en contexte géopolitique, et en particulier de ses spécificités dans des pays en voie de démocratisation par rapport à ceux où la démocratie est installée depuis longtemps, notamment quand plane un danger d'éruption de la violence.
"Ivoirismes" et discours iconique
Le Dr. Irit Back, seconde répondante, a pour sa part relevé l'importance de cette étude sur des pays que nous ne connaissons pas bien. 2017 a été marquée par la destitution de nombreux chefs d'Etat africains. La société civile, en particulier les jeunes ne sont plus disposés à accepter la corruption, l'éloignement des femmes du pouvoir etc. Elle se questionne également sur l'importance de la religion dans ce paysage.
L'intervention du Dr. Dorgeles Houessou (Université Alassane Ouattara de Bouaké, Côte d’Ivoire) portait sur les procédés stylistiques et pragmatiques mis en œuvre dans les slogans de campagne des élections législatives ivoiriennes de 2016. Il a soulevé l'importance de l'aspect visuel et iconique du slogan pour s'adresser à ceux qui ne savent pas lire, dans le cadre d'une population majoritairement analphabète. Il a noté entre autre que, recherchant l'efficacité, les slogans employaient un style populaire empruntant au langage de la rue et de la jeunesse. Ces "ivoirismes" sont utilisé afin de construire un ethos populiste, ce qui est important "car il n'y a pas beaucoup d'intellectuels ou de gens instruits en Côte d'Ivoire", explique-t-il. Autre emprunt à l'imaginaire doxique: la richesse symbole de puissance qui permet de s'affirmer comme chef. Les stratégies argumentatives quant à elles reposent sur l'ancrage identitaire à la fois par l'emploi des langues nationales et au niveau des références culturelles (allusions aux cérémonies d'initiation, emploi de masques etc.).
Le Prof. Roselyne Koren, répondante, a souligné l'importance dans l'intervention du Dr. Houessou de l'exploration des signifiants, du discours symbolique et iconique et de l'argumentation dans le discours. Le Prof Ruth Ginio (Université Ben Gurion), a pour sa part relevé les comparaisons possibles malgré les différences culturelles, entre ces discours électoraux et d'autres campagnes dans le monde.
"Les valeurs" du passé et "l'ivoirien nouveau"
Mireille Kissi, doctorante à l'Université Félix Houphouët Boigny a ensuite présenté les enjeux argumentatifs de la formule dans le discours électoral en Côte d’Ivoire. Après avoir défini la formule, suivant les travaux d'Alice Krieg-Planque, par son caractère figé, son emploi itératif, sa circulation dans un espace donné et son caractère polémique, elle s'est arrêtée sur l'emploi de deux d'entre elles: celle d'"ivoirien nouveau" qui, dit-elle, a inondé l'espace ivoirien, chacun se l'appropriant", et "les valeurs", expression dont l'emploi en tant que formule sera contesté par ses répondants. Elle a notamment relevé que l'autorité incontestée en Côte d'Ivoire est Houphouët-Boigny, dont la seule évocation est symbole et suffit à évoquer toutes les valeurs liées à son nom – de même que l'importance de l'ethos de maturité et de sagesse dans la culture du pays. Ainsi les candidats vont-ils puiser dans le passé pour construire les valeurs d'un ivoirien nouveau.
Le Dr. Nadia Ellis et Tal Sela (ADARR) ont brillamment répondu à cette intervention en faisant un parallèle avec des formules qui ont circulé dans l'espace israélien, "l'homme au travail" pour l'une et "le juif nouveau" pour l'autre.
La dernière session a été consacrée au feed-back des discours électoraux : spécificités rhétoriques et argumentatives des commentaires dans les réseaux sociaux en Afrique de l’Ouest par le Dr. Gérard Ayémien (Univ. Félix Houphouët Boigny), auquel a répondu le Prof. Jérôme Bourdon (Tel-Aviv, ADARR) et Yair Hashahar (Université de Jérusalem).
Chaque session a été suivie de débats entre les chercheurs, qui ont permis de soulever d'autres points, comme l'importance des éléments musicaux dans le discours politique en Afrique ("Il n'y a pas d'élections présidentielles sans production musicale" a affirmé le Dr. Houessou).
Les organisateurs du colloque, le Prof. Ruth Amossy et le Dr. Nanourougo Coulibaly ont émis le vœu que celui-ci marque l'établissement d'une collaboration stable entre l'Université de Tel-Aviv et les universités ivoiriennes impliquées dans le projet, et que cette rencontre soit suivie d'une visite équivalente l'an prochain des chercheurs de l'Université de Tel-Aviv en Côte d'Ivoire.