En clôture du premier semestre de l’année universitaire, le Prof. Ruth Amossy, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et co-directrice du groupe de recherche ADARR (Argumentation, Analyse du discours et rhétorique), a présenté une percutante analyse argumentative du discours de protestation et d’appel à la désobéissance civile qui a circulé dans l’espace public français à l’occasion de la crise sanitaire du Covid-19, et des polémiques autour des notions de démocratie et de liberté qu’il a soulevé.
La conférence s’est déroulée dans un format hybride pour permettre la participation, entre autres, des membres des groupes Do-RIF (Centre de recherche pour la didactique de la langue française dans les universités italiennes), et CRELIS (Centre d’études en littérature et sciences du langage de Côte d’ivoire), avec lesquels le groupe ADARR travaille en collaboration étroite.
«L'état d'urgence sanitaire»
Le Prof. Amossy a rappelé en introduction qu’elle fonde ses analyses sur une approche argumentative s’attachant à l’étude de la matérialité du discours, du cadre d’énonciation et du contexte. Le thème présenté concernait les discussions sur les dangers présumés pour la démocratie des mesures prises par le gouvernement français pendant la crise du coronavirus, notamment la prolongation de l’état d’urgence sanitaire, instauré par la loi du 23 mars 2020 et prolongé deux fois depuis. La crise a fait apparaitre deux « camps » : ceux pour qui ces dispositions devaient être combattues car elles constituaient une atteinte à la démocratie, et ceux pour qui, au contraire c’était justement cet appel à l’insubordination, qui, en menaçant la stabilité du régime, mettait la démocratie en danger.
La période choisie a été celle de l’année 2021, marquée par l’apparition du passe sanitaire, qui provoqua une levée de boucliers et des manifestations dans toute la France, ainsi que le début de l’appel à la « désobéissance civile » en réponse à la dite « dictature sanitaire » imposée par les autorités publiques.
L’analyse a donc porté sur l’étude de ces deux « formules », selon le sens donné à ce terme par la linguiste Alice Krieg-Planque : « Ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans un certain espace public, cristallisent des enjeux politiques et sociaux [qu’elles] contribuent en même temps à construire »[1]. Afin d’aborder les polémiques autour de ces formules, qui ont circulé dans l’espace public français, la chercheuse a fait le choix de travailler sur un corpus transversal, englobant aussi bien la presse traditionnelle et numérique, les magazines et réseaux sociaux, que les pétitions, caricatures et les slogans et pancartes brandis pendant les manifestations.
Comment peut-on justifier la « désobéissance civile » dans une démocratie ?
L’analyse argumentative et discursive du corpus a montré comment les tenants de la « désobéissance civile » sont parvenu à légitimer leur appel à l’insubordination. L’analyse des schèmes (structures) argumentatifs fait apparaitre notamment l’argument dit de la « pente glissante », selon lequel une action en implique nécessairement une autre, dans la logique du doigt dans l’engrenage. Exemple : « passe sanitaire : premier pas vers l’enfer », slogan sous-entendant l’idée que les mesures anti-covid seront nécessairement à l’origine d’un glissement vers la dictature.
Sur le plan discursif, les deux formules (« dictature sanitaire » et « désobéissance civile ») font effectivement appel à des clichés, métaphores et analogies qui ramènent tous vers les systèmes dictatoriaux. La « désobéissance civile », violation intentionnelle de la loi dont on assume les conséquences, est une expression qui renvoie à l’œuvre du philosophe américain David Thoreau, insurgé contre l’esclavage, dont l’œuvre a inspiré les actions collectives menées par Gandhi et Martin Luther King contre la ségrégation raciale. Cette filiation prestigieuse place la « désobéissance civile » à l’intérieur du paradigme de la Raison, de la défense des libertés individuelles, et des Droits de l’homme. Il s’agit d’une lutte contre une atteinte à la liberté (la « dictature sanitaire » a parfois même été mise en parallèle avec le nazisme - « dictature nazitaire »). Dénonçant l’appel à la peur, elle invite au contraire à la résistance à l’oppression, l’un des droits naturels de l’homme, garantis par la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen. Elle implique une hiérarchie de valeurs : la lutte pour la défense des droits de l’homme est supérieure à la lutte contre la pandémie (« Ne tuons pas une société en cherchant à tuer un virus »). A travers l’analogie avec la Résistance, chère aux Français, la « désobéissance civile » est dirigée vers un gouvernement démocratique censé glisser vers la dictature.
L’autre type argument utilisé pour légitimer le recours à la désobéissance civile était d’ordre pragmatique : les mesures coercitives adoptées par le gouvernement ne servent à rien. La désobéissance civile équivaut donc en l’occurrence à désobéir à des mesures inefficaces. Cette justification traduit un manque de confiance dans les dirigeants et à une remise en question de leur autorité, notamment suite aux contradictions de la politique de communication gouvernementale au sujet des maques. Il s’agit là d’une attaque sur la phronesis (la ‘sagacité’) des dirigeants : on se trouve en face d’un déficit de l’autorité car les dirigeants sont dépourvus de sagesse.
L'exploitation des discours conspirationnistes par l'extrême-droite
Les contre-arguments avancés par les partisans de la politique gouvernementale portaient notamment sur la définition de la liberté (la liberté n’est pas seulement celle de pouvoir faire tout ce qu’on veut en fonction de ses désirs même si cela fait courir des risques aux autres, mais aussi celle de se soigner par exemple), et sur celle de la dictature (cette soit-disant « dictature sanitaire » n’a rien à voir avec la situation des « véritables » dictatures dans des pays comme la Corée du nord ou le Bangladesh…).
Ainsi, les polémiques soulevées ont-elles constitué une source de questionnement sur des questions d’intérêt public, comme la définition de la démocratie et de la dictature, de la liberté, de l’obéissance/ désobéissance, des droits des citoyens mais aussi de leurs devoirs envers le bien commun etc.
Au niveau des acteurs prônant la « désobéissance » civile, les médias ont dénoncé l’exploitation des discours conspirationnistes par les groupuscules d’extrême- droite dans un but électoraliste. L’extrême-droite a « surfé » sur cette vague de mécontentement, se fondant dans la rhétorique de protestation pour se présenter comme les leaders du changement. Par contre, note le Prof. Amossy, les candidats potentiels aux élections présidentielles comme Marine Le Pen et Eric Zemmour sont restés modérés dans ce débat, et n’ont pas été jusqu’à appeler à la désobéissance civile et l’insubordination.
En conclusion, la conférencière a relevé que tous les participants au débat partageaient en fait les mêmes prémisses, les deux parties prétendant défendre les valeurs de la démocratie ; la crise sanitaire ayant éveillé un questionnement sur ces valeurs. La discussion qui suivit a soulevé la nécessité d’une comparaison internationale des réactions aux politiques publiques pendant la pandémie, au moins entre la France, Israël et l’Italie, car les différents termes employés font appel à des imaginaires différents suivant les pays. En Israël par exemple, la notion d’« état d’urgence » éveille des réactions de solidarité, d’empathie et d’union nationale, ainsi que l’idée de la nécessité de coopérer avec les autorités et non de se révolter contre elles.
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[1] Alice Krieg-Planque, La notion de « formule » en analyse du discours.