A l’occasion de l’ouverture de la nouvelle année universitaire, le Dr. Tal Sela, enseignant du Programme de culture française de l’Université de Tel-Aviv, a abordé l’intrigant sujet des pèlerinages de l’Afrique francophone en Israël, dans le cadre d’une visioconférence organisée par le groupe de recherche ADARR (Argumentation, Analyse du Discours, Rhétorique), sous la direction des Prof. Ruth Amossy et Roselyne Koren, avec la participation des chercheurs du Réseau Africain d’Analyse du Discours (R2AD) et de l’Observatoire National de la Vie et du Discours politique de Côte d’Ivoire (ONVDP).
Ont également pris part à la conférence le Prof. Nadine Kuperty-Tsur, Directrice du Programme de culture française de l’UTA, le Prof. Galia Yanoshevsky, Directrice du Département de culture française de l’Université Bar-Ilan, et les étudiants du groupe de recherche du Prof. Marianne Doury (Université Paris Descartes).
« Les pèlerinages effectués à partir de l’Afrique francophone subsaharienne en Israël constituent un phénomène culturel peu connu des chercheurs qui s’intéressent au tourisme religieux en Terre Sainte », explique le Dr. Sela. « Le pèlerinage est « un voyage entrepris par une personne en quête d’un lieu ou d’un état qu’elle croit incarner un idéal précieux » (Alan Morinis 1992 : 4). Le fidèle part à la recherche de Dieu dans des lieux considérés comme sacrés. Il s’y rend pour fortifier sa foi, exalter sa ferveur, assister à des miracles, obtenir le pardon pour des fautes morales, solliciter une guérison, traverser une expérience spirituelle, accomplir des obligations religieuses ou des vœux, ou simplement pour visiter des sites d’importance historique pour sa propre religion ».
La montée en puissances des Eglises évangéliques philo-sémitiques
Le pèlerinage, ainsi défini, est centré sur le désir de salut du pèlerin et sur sa quête d’une relation avec la divinité. Pourtant, explique le Dr. Sela, le voyage de pélerinage va bien au-delà des motivations personnelles qui poussent le pèlerin à prendre la route. Il possède une dimension communautaire, facteur crucial de l’expérience religieuse individuelle, et révèle différentes formes d’identité collective que l’on peut déceler en analysant le discours du tourisme tel qu’il se développe dans l’univers francophone africain. C’est ce qu’il tente de montrer dans une recherche post-doctorale menée à l’aide des outils de l’analyse du discours, de l’argumentation et de la sémiotique de l’image, à l'Université Bar Ilan, sous la direction du Prof. Galia Yanochevsky, également membre du groupe ADARR.
Cette dimension à la fois individuelle et collective du pèlerinage en Terre Sainte depuis l’Afrique occidentale francophone suscite de plus en plus d’intérêt à la lumière de la montée en puissance, ces dernières années, des Églises évangéliques issues de la matrice chrétienne protestante, animées par une passion philo-sémitique pour Israël enracinée dans une théologie dite du « Christianisme sioniste ». Contrairement à la doctrine chrétienne traditionnelle, selon laquelle la Nouvelle Alliance avec Jésus rend caduque l’Alliance abrahamique ancienne (l’Ancien Testament), ce courant, apparu à la fin du 19e siècle, considère la construction d’un foyer national pour le peuple juif comme l’accomplissement de la prophétie biblique, la réalisation de la promesse de Dieu à son peuple élu, selon laquelle Israël doit devenir une « entité nationale sur sa propre terre ».
Cette mouvance religieuse et politique a gagné du terrain aux États-Unis, et s’est peu à peu propagé dans le monde entier. « Mais la plupart des grands mouvements évangéliques ont également évolué en Afrique depuis des décennies durant les périodes pré- et postindépendance, indépendamment de toute influence américaine », explique le Dr. Sela. « Qu’il soit autonome ou sous tutelle américaine, le réseau évangélique fait partie d’une communauté discursive qui s’accroît à l’échelle mondiale, avec des répercussions importantes sur la structure sociale de nombreux pays ».
«Voir Dieu à l'oeuvre sur la Terre d'Israël»
La recherche du Dr. Sela s’attache plus particulièrement à la dimension culturelle, discursive et argumentative des pèlerinages effectués dans le cadre des courants évangéliques à partir de l’Afrique francophone subsaharienne : Côte d’Ivoire, Bénin et Afrique centrale, depuis leur conception dans leur pays d’origine jusqu’au retour de voyage.
Le premier exemple présenté est celui des publicités télévisuelles, promouvant le pèlerinage en Terre Sainte, sur la chaîne de télévision évangéliste (LMTV) en Côte d’Ivoire. La télévision chrétienne Lumière du monde (LMTV) a été fondée en 2008 par son Directeur Dieudonné Gollet qui, interviewé par le Dr. Sela dans le cadre de cette recherche, a exprimé son très fort attachement pour Israël ainsi qu’une adhésion explicite au sionisme. « Le directeur veut que sa chaîne soit « un canal pour mieux connaître Israël » », rapporte le conférencier. « Pour ce faire, il consacre deux heures d’émission par jour à la société et à l’actualité israélienne. LMTV se présente comme « le bras d’Israël en Afrique ». En 2018, il a réussi à regrouper 300 pèlerins venus de différents pays de l’Afrique occidentale francophone pour fêter en Terre Sainte les 70 ans de l’État d’Israël ». La chaîne joue un rôle de coordinateur reliant les pasteurs des communautés locales à l’agence de voyage israélienne spécialisée dans le domaine du « tourisme chrétien évangélique vers Israël » (Sar-El Tours) qui s’occupe du séjour en Terre Sainte et de la préparation administrative avant le départ.
Analysant les discours diffusés sur la chaine par Jürgen Bühler, le président de l’Ambassade Chrétienne internationale basée à Jérusalem (ICEJ), le conférencier montre par quelles stratégies argumentatives celui-ci tente de persuader les télespectateurs de faire le pèlerinage : recours au nom iconique de la ville sainte de Jérusalem, référence biblique à la fête des Tabernacles, célébration lors de laquelle, selon le prophète Zacharie (Chap. 14), toutes les nations du monde viendront à Jérusalem pour adorer le Seigneur des seigneurs, promesse à ses spectateurs-paroissiens de « voir Dieu à l’œuvre sur la terre d’Israël » et de le rencontrer (« Dieu vous révélera ses promesses pour vous »), invitation à réaliser une mission accomplissant un décret divin, construction d’une forme d’identité nationale destinant la bénédiction divine en récompense du pèlerinage non pas au pèlerin individuel mais à la « nation » dont il fait partie. Le discours prend la forme d’un « sermon télévisé » ou le locuteur se positionne comme un prophète, un prédicateur, médiateur entre les croyants en quête perpétuelle de salut, et la parole de Dieu. L’identité prophétique du prédicateur se construit en parallèle avec l’identité collective qu’il attribue aux téléspectateurs, membres d’une nation-témoin de l’accomplissement de la prophétie que Dieu a réservé à Israël à la fin des temps, c’est-à-dire aujourd’hui.
Une identité de groupe
Le deuxième exemple analyse les affiches publicitaires que l’agence de voyage Gota distribue dans les communautés chrétiennes au Bénin.
L’agence de voyage Gota à Cotonou organise l’envoi des pèlerins du Bénin en Terre Sainte, dans le cadre des activités religieuses promues par le Consulat honoraire d’Israël au Benin, créé en 2008 par un ancien colonel de l’armée béninoise, formé en Israël pendant six mois après la Guerre des six jours, et devenu son premier Consul. Présentant un « package touristique complet », comprenant des activités telles que « Baptême dans le Jourdain » ou « renouvellement des vœux du mariage », et une invitation aux pèlerins à mettre leurs pas « dans les pas de Jésus-Christ », les affiches publicitaires de l’Agence Gota persuadent surtout par leur mise en scène d’une identité de groupe soudé, fondée sur les valeurs sociales de fraternité, d’amitié, et de vie en communauté qui rend l’expérience spirituelle possible, illustrée par des portraits de groupe de pèlerins, rangés sur deux lignes et portant tous une chemise de la même couleur.
Le dernier exemple est consacré aux objets matériels, attestations et decorations, accumulés par les pèlerins durant et après le voyage, qui contribuent à la formation d’un groupe d’élite dans le cadre doctrinal du christianisme sioniste.
«Pélerin de Jérusalem»
Ainsi, le « certificat de Pèlerinage », décerné lors d’une cérémonie festive à l’hôtel, la veille du depart, signé par le Maire de Jérusalem et le ministre israélien du Tourisme, et orné des symboles iconiques de la ville de Jérusalem - le lion, et de celui de l’État d’Israël – la ménora, atteste que le pèlerin « se conformant au précepte de la Bible, est monté à Jérusalem, Ville Sainte et Capitale d’Israël, et sera autorisé à se prévaloir du titre de Pèlerin de Jérusalem ». Entremêlant un registre de discours géopolitique – Jérusalem « capitale d’Israël » – au discours religieux et traditionnel de la culture judéo-chrétienne – Jérusalem « Ville Sainte », le texte du certificat est porteur de l’idéologie politique du christianisme sioniste en faveur de l’épanouissement de l’État hébreu et valide ipso facto l’adhésion du pèlerin à la mouvance évangéliste du sionisme chrétien. L’apposition du cachet du « Consulat honoraire d’Israël au Bénin » renforce encore le pacte entre Israël et ce pays ainsi qu’entre le pèlerin et le cadre institutionnel qui a forgé son expérience. L’image biblique de Jérusalem illustrant le certificat inscrit le voyage dans l’histoire biblique. Ce certificat, qui atteste de la présence avérée du pèlerin dans la ville Sainte de Jérusalem, implique des privilèges symboliques, représentés par le sigle JP pour « Jerusalem Pelerin», marque distinctive des pèlerins partis avec l’agence Gota et le Consulat d’Israël au Bénin.
Avec le certificat est également décerné un pin's cruciforme, sorte de décoration honorifique, placée sur l’habit au niveau de la poitrine, non loin du cœur, lors d’une cérémonie officielle organisée par le Consulat et l’agence Gota après le retour au Bénin, en présence de la famille et des amis des pèlerins. « Chaque voyage de pèlerins supplémentaire accordant au pèlerin le droit à un nouveau pin's, une échelle hiérarchique s’établit entre les membres du groupe selon le nombre de voyages déjà exécutés », précise le conférencier. « Certains ont déjà cinq pins sur leur col ». Le retour au pays après le pèlerinage s’accompagne la plupart du temps d’une « bonne nouvelle », comme « une promotion de grade professionnel ou religieux, ou un dénouement de situation ou d’affaire etc. ».
« On peut constater jusqu’à quel point l’expérience offerte aux pèlerins utilise la coopération de forces sociales diverses », conclut le Dr. Sela. « Le monde ecclésiastique travaille avec le milieu diplomatique, l’industrie du tourisme, le monde de la publicité et des communications de masse. Cette action collective, synergique, émerge à partir de la montée en puissance de l’Église évangélique et pentecôtiste en Afrique. En effet, si on peut qualifier l’Afrique de « laboratoire créateur » de nouvelles formes de christianisme, les mouvances évangéliques et pentecôtistes jouent un rôle important dans cette perpétuelle reconfiguration religieuse et culturelle. Si on relie souvent le chemin de pèlerinage à la piété individuelle des pèlerins, la présente analyse dévoile la capacité du voyage à générer une image de communauté à base de différentes valeurs sociales, idéologiques et religieuses. Enfin le voyage de pèlerins forme une couche d’élite sociale, qui se crée dans un espace sélectif à partir de rites initiatiques. Il est possible que cette nouvelle « élite voyageuse », soudée autour d’un nouvel idéal national calqué sur la doctrine évangélique, devienne à plus long terme, un facteur d’influence majeur sur les sociétés locales en évolution instable dans les démocraties émergentes d’Afrique sub-saharienne ».
Le Dr. Tal Sela est titulaire d’un doctorat de littérature réalisé conjointement à l’Université de Tel-Aviv et à l’Université de Strasbourg sur le roman africain francophone. Il a publié divers articles sur la littérature francophone subsaharienne et participe activement au groupe de recherche ADARR.
Voir le texte complet de la conférence dans la revue Argumentation et analyse du discours.
Photos et illustrations:
1. et 3.: Affiches publicitaires de l'agence Gota
2. Le Dr. Tal Sela
3. Certificat de pélerinage en TErre Sainte
4. Pin "Jerusalem Pelerin"
Crédit: Tal Sela.