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Défendre la démocratie en crise : stratégies humoristiques – Journée d’étude à l’Université de Tel-Aviv

En clôture de l’année universitaire, le forum ADARR (Analyse du Discours, Argumentation, Rhétorique) de la Faculté des Lettres de l’Université de Tel-Aviv, sous la direction du Prof. Ruth Amossy, a tenu une journée d’étude sur le thème : « Défendre la démocratie en temps de crise : stratégies humoristiques », avec la participation du Prof. Patrick Charaudeau, spécialiste de l’analyse du discours politique et de l’humour de l’Université Sorbonne Paris Nord, le Prof. Ruggero Druetta de l’Université de Turin et le Dr. Caterina Scaccia de l’Université de Tel-Aviv, tous deux spécialisés dans l’analyse du standup. Dans des situations de crise, l’humour remplit-il des fonctions sociales ? cognitives ? persuasives ? Peut-il ou non changer la donne ? 

Charaudeau avortementÉtait également présent le Directeur de l’Institut français d’Israël et conseiller de coopération et d’action culturelle, Georges Diener.

« Je suis très heureuse d’inaugurer cette prestigieuse séance de clôture, au cours de laquelle nous accueillons deux invités venus spécialement à Tel-Aviv », a déclaré le Prof. Amossy, qui présente le conférencier principal, le Prof. Patrick Charaudeau, « l’un des fondateurs de l’Analyse du Discours « à la française », face à l’école anglosaxonne de la Critical Discourse Analysis ». Auteur d’un dictionnaire d’analyse du discours, le Prof. Charaudeau est fondateur du Centre d’analyse du discours de l’Université Paris-13, aujourd’hui Université Sorbonne Paris Nord. Ses trois derniers ouvrages sont : La manipulation de la vérité (2020), Le discours populiste, un brouillage des enjeux (2022) et Le sujet parlant en sciences du langage : contraintes et libertés (2023). Il a également dirigé un ouvrage sur Humour et engagement politique en 2015.

Un acte de langage qui  se libère des contraintes linguistiques et construit une vision décalée des normes sociales

Pour le Prof. Charaudeau, l’humour est un « acte fondamental de libération de soi-même ». Il a un effet cathartique, est nécessaire pour provoquer une prise de conscience sociale, mais il n’a pas forcément d’effet politique.

Charaudeau MahometLors de sa conférence il a présenté un panorama des questions relatives à l’acte humoristique. Sur le plan langagier, l’humour constitue à ses yeux un genre englobant toutes sortes de catégories, y compris l’ironie, la parodie, le sarcasme et autres. En revanche, il n’est pas forcément lié au rire : « Le rire n’est qu’une pulsion, une décharge émotionnelle qui n’est pas le signe de l’humour. Mieux vaut examiner le point de vue du locuteur-humoriste ». En effet, le conférencier présente l’acte humoristique comme un « acte de langage, qui se libère des contraintes linguistiques, et construit une vision décalée des normes sociales. C’est un acte de partage, qui implique une connivence avec son public ».

L’humour emploie des procédés linguistiques comme les jeux de mots, les mots-valises, les calembours, les homonymies et la polysémie, inséparables pour les francophones du célèbre humoriste Raymond Devos. Ses procédés énonciatifs sont divers : ironie (impliquant une discordance entre le « dit » et le « pensé »), le sarcasme ou la raillerie (hyperbolisation du négatif), la parodie (qui implique une connaissance de l’avant-texte) etc. Enfin, il peut passer par une distorsion de la logique et utiliser l’absurde, l’insolite ou le paradoxe (mettant deux univers en contradiction, comme c’est le cas dans les histoires de fous). Mais quoiqu’il en soit, le conférencier souligne que même la simple élaboration de ces catégories implique une prise en compte des données culturelles, qui conditionnent la conception et la compréhension de l’humour.   

Peut-on rire de tout ? 

L’humour peut avoir un but « gratuit », ludique (comme c’est le cas pour les jeux de mots), ou il peut encore avoir un effet de complicité critique, lorsqu’il s’agit par exemple d’une dénonciation à partager.

Charaudeau stellaLa « situation humoristique » peut en elle-même poser différents problèmes. Sur un plan juridique, il est important de distinguer la simple conversation privée de l’humour dans l’espace public. La jurisprudence française tend à protéger l’humoriste sur scène au nom du « contrat humoristique » qui est constitué par l’absence de sérieux, sauf s’il mélange les scénarios, par exemple si son discours prête à confusion avec l’informatif, cache un discours idéologique, dégénère vers l’insulte ou la calomnie avec une intention de nuire. Critères qui, évidemment, ne sont pas toujours simples à évaluer… Quant au « jugement » de l’humour, il est tout d’abord rendu par le public, qui peut l’apprécier même s’il en est la cible ou au contraire se considérer comme « victime » et outragé. En dernier recours, la justice départagera les parties.

Peut-on rire de tout ? Le Prof. Charaudeau cite ici le fameux sketch dans lequel l’humoriste Pierre Desproges avait posé deux questions : « Premièrement, peut-on rire de tout ? Deuxièmement, peut-on rire avec tout le monde ». A la première question, Desproges avait répondu « Oui, sans hésiter…». A la seconde en revanche : « C’est dur […] ». L’humoriste se trouve donc en présence d’un dilemme : peut-il rire de tout avec un public sélectionné, ou bien sélectionner ses sujets pour plaire à tout le monde ? Dilemme qu’il résoudra lui-même probablement au moyen d’une auto-censure.   

L'humour fédérateur

En conclusion, le Prof. Charaudeau met l’accent sur la complexité du rapport entre la personne de l’humoriste et le personnage qu’il incarne sur scène (la personne elle-même est-elle « insoupçonnable » ? Est-elle antisémite, raciste, sexiste ?). Il pose la question « Qui suis-je pour me moquer ? Qui suis-je pour juger ? ». Enfin, il s’exprime contre « trois arrogances » : celle du libertaire, celle du réactionnaire et celle de l’universalisme.    

Charaudeau staella caterinaLe Prof. Roselyne Koren, co-coordinatrice du groupe ADARR, présente ensuite le Dr. Caterina Scaccia, qui vient de terminer sa thèse sur les enjeux sociaux de l’humour dans les one man shows du genre standup, à l’Ecole des études culturelles de l’Université de Tel-Aviv.

« Dans la pratique, démocratie et racisme font bon ménage », dit-elle. « Quel rôle peut jouer l’humour ? ». Elle donne en exemple l’analyse d’un sketch de l’humoriste Jamel Debbouze dans lequel situation humoristique et récit autobiographique s’enchevêtrent. Le sketch, joué sur scène en 2004, commence en 2002, au moment du deuxième tour de scrutin de l’élection présidentielle opposant Chirac à Le Pen, et met en scène la mère de l’humoriste (« J’ai voté Chirac, c’est ma mère qui m’a obligé »), et les cris désespérés de celle-ci au vu des résultats du premier tour (« Quand elle a vu les résultats du premier tour, elle a dit : « On va tous mourir »). 20 ans plus tard, après l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis, la mère fait la même réflexion. Debbouze fait alors intervenir son père, qui appuie au contraire les propos racistes de Trump, déclarant lui aussi : « Il y a trop de Mexicains chez nous ».   

D’après la conférencière, l’humour de Debbouze n’a pas ici un rôle d’incitation à l’action, puisqu’il est décalé dans le temps (un sketch de 2004 sur des évènements de 2002), ou dans l’espace (les Etats-Unis). Il a plutôt un rôle fédérateur, de rassemblement autour de valeurs, dont le but est le rejet du racisme. Lui-même enfant d’immigrés, Debbouze délivre un message anti-raciste à un public francophone des banlieues, qui partage avec lui les mêmes valeurs du respect de l’autre.

La «preuve par le rire»  

Enfin, le troisième conférencier, le Prof. Ruggero Druetta de l’Université de Turin, s’est interrogé sur la difficulté de « prendre position face à des auditoires socio-politiques composites lorsque le débat est encore chaud ». Selon lui, l’incongruité humoristique permet au stand-uppeur de laisser un doute quant à son intention réelle, et lui sert de protection et de ressort argumentatif lorsque le sujet qu’il aborde n’est pas consensuel, mais « encore chaud ».

charaudeau DruettaSpécialiste des jeux verbaux, le Prof. Druetta analyse le cadre sémiotique et communicatif du standup, genre de communication théâtrale particulier, dépourvu de décor, de déguisement, où le public est pris à partie, et caractérisé entre autres par une superposition entre acteur, auteur et personnage, puisque la thématique est souvent le récit de vie personnel (parfois fictif) du stand-uppeur. Le standup se caractérise également par son registre « basilectal » (le plus éloigné possible de la langue prestigieuse) qui va parfois jusqu’à la scatologie.

Le standup répond à un certain rituel, dans lequel le rire est un signe phatique qui permet au stand-uppeur de continuer. Le public, de son côté, accepte d’être pris à partie. Le but unique : faire rire. C’est justement cela qui va lui permettre de faire passer son message tout en le protégeant. Le stand-uppeur présente son point de vue comme une vérité, mais contrairement à la démonstration, son argumentation suscite le rire. C’est ce que le Prof. Druetta appelle « la preuve par le rire ».   

Pour illustrer son propos, il analyse des sketches de la « semaine de Naim » sur l’actualité, de l’humoriste algéro-français Lamine Lezghad.

 

Photos:

1. 2. Le Prof. Patrick Charaudeau

2. Le Prof. Stella Amossy

3. De gauche à droite: le Prof. Stella Amossy, le Dr. Caterina Scaccia, le Prof. Partick Charaudeau.

4. Le Prof. Ruggero Druetta

 

 

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