A l'heure où Marine Le Pen s'impose sur la scène politico-médiatique française et engrange des scores électoraux sans précédent, Stéphane Wahnich, professeur à l'Université de Paris-Est-Créteil est venu présenter son dernier et passionnant ouvrage passant au crible le discours frontiste, devant le groupe de recherche francophone en argumentation et rhétorique de l'Université de Tel-Aviv, ADARR, dirigé par le Prof. Ruth Amossy.
Pour lui, le discours de Marine Le Pen, engagée depuis 2011 dans une stratégie de "dédiabolisation" visant à rendre le Front National acceptable pour la société et les media français, continue de puiser aux mêmes sources d'une longue tradition littéraire et politique d'extrême droite.
Le Pen prise aux mots: Décryptage du nouveau discours frontiste, ouvrage de Cécile Alduy et Stéphane Wachnich, professeur associé au département de communication de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l'Université Paris Est Créteil,paru en 2015, examine un corpus de près de cinq cent textes, discours publics, éditoriaux et interviews des deux présidents successifs du Front National, Jean-Marie Le Pen puis sa fille Marine, les comparant au moyen d'une étude lexicale quantitative réalisée par informatique, suivie d'une analyse rhétorique.
L'antisémitisme disparait du discours
Le discours de Jean-Marie Le Pen était un discours stable, toujours le même, qui se distinguait par sa vision biologique des sociétés humaines, son antisémitisme et sa violence verbale dirigée contre les personnes. Marine Le Pen au contraire, tente de se rendre acceptable et audible dans la société française d'aujourd'hui et auprès des journalistes. Elle adopte un langage euphémisé, sans haine directe, n'attaquant jamais les individus mais les concepts, et s'adaptant au contexte. L'antisémitisme en est absent; pour le Prof. Wahnich, cet absence d'intérêt pour l'antisémitisme s'explique par le pragmatisme du chef actuel du FN, l'antisémitisme étant actuellement contre-productif en France sur le plan électoral.
Sur le plan de l'ethos personnel, Marine reste celle qui apporte le savoir ("Je parle", "Je vous indique"), celle qui veut "faire" ("je n'ai pas peur", "je me bats"). Par contre, alors que Jean-Marie Le Pen se présentait comme le chef d'un mouvement, elle est d'abord un leader. Le "je" a remplacé le "nous", fait qui s'explique, selon le chercheur, par le phénomène d'individualisation de la société française.
Son discours comporte en outre de nombreuses expressions marquant la " reconnaissance" des Français, ceux des banlieues, Monsieur Tout le monde, "les oubliés", "les invisibles", adaptation à la société française d'aujourd'hui dans laquelle beaucoup se sentent exclus et ont besoin qu'on soit à leur écoute et à celle de leurs problèmes.
Restent en commun entre le père et la fille des expressions comme "peuple français", "nationalité française" (multipliés par dix chez Marine), immigration massive, souveraineté nationale. Apparait de plus chez la fille un discours social et économique, absent chez le père, qui d'après le chercheur reflète surtout un opportunisme politique, puisqu'il disparait après les élections. On retrouve également des expressions liées au contexte, comme "mondialisation sauvage" ou "islam radical".
L'auteur relève également chez Marine Le Pen ce qu'il appelle des "thèmes dévoyés". Celui de la laïcité, par exemple, récupéré de la gauche qui a dû l'abandonner en raison de son électorat comprenant un fort taux d'immigrés. Marine Le Pen le conçoit comme un instrument anti-immigré, essentiellement antimusulman. Elle l'assimile à la défense de la société française avant l'arrivée de l'islam (puisqu'elle ne critique ni le christianisme ni le judaïsme). Par ailleurs, son discours rappelle la catholicité, et est émaillé d'expressions évoquant les Evangiles ("la France est dans des temps obscurs" etc.)
Tous les thèmes traditionnels de l'extême-droite
Autre "thème dévoyé": celui de la liberté, lié ici à la souveraineté nationale. Chez Marine Le Pen, Les Français ne sont pas libres parce qu'ils ont perdu leur souveraineté nationale. Il ne s'agit jamais de liberté individuelle.
Que devient le Front National dans ce discours ? En dehors de l'absence de l'antisémitisme, il évolue peu. On retrouve dans le discours de Marine tous les thèmes de l'extrême-droite: l'âge d'or et le déclin, la trahison des élites, le "ni gauche ni droite" au profit d'une nation unie. La nation française qui relève de la conception biologique du père est peu à peu abandonnée au profit du "peuple français" dans ce discours populiste, qui fonctionne sur la peur: peur du chômage, du déclassement, de la perte d'identité. Dans un contexte de crise économique et identitaire profonde, il créé un système identitaire, de survie sociale et de réponse au risque potentiel, justifiant une limitation des libertés et des contre-pouvoirs (disparition du sénat, nouveaux syndicats, droit de manifester excluant les thèmes abordés lors de la campagne, lorsque le peuple aura tranché).
En conclusion, pour l'auteur, il s'agit chez la fille du même discours, dit différemment et plus intelligemment que celui du père, mais dans lesquels les thèmes traditionnels de l'extrême-droite sont toujours présents. La stratégie rhétorique s'avère efficace, puisque 40% des Français se disent aujourd'hui favorables à un régime autoritaire, bien que, selon l'auteur, ils n'aient pas envie de tenter l'aventure non-démocratique, dont l'augure correspond aux signaux émis par le FN dans l'espace public. C'est pourquoi pense-t-il, la peur s'est inversée entre les deux tours des dernières élections. Il n'en reste pas moins que 13% du corps électoral vote Marine Le Pen, dont 40% des jeunes qui se déplacent pour exercer leur droit de vote.
Alduy, Cécile & Stéphane Wahnich. 2015. Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste (Paris : Seuil), 305 pages, ISBN : 978-202-117210-2.