A l'occasion de la signature de la convention entre les deux institutions en juin dernier, le Collège de France a tenu récemment un prestigieux symposium interdisciplinaire à l'Université de Tel-Aviv, dans le cadre du Conseil des Gouverneurs 2019 de l'université, en présence de son Vice-Président, le Prof. Raanan Rein, du Président de l'Association française de l’UTA, le Prof. François Heilbronn, et de l'Ambassadrice de France en Israël Hélène Le Gal.
Les Prof. Alain Fischer (Chaire de médecine expérimentale), Antoine Compagnon (Chaire de Littérature moderne et contemporaine), François Héran (Chaire Migrations et sociétés) et Philippe Aghion (Chaire d'Economie des Institutions, de l'Innovation et de la Croissance) y ont tenu de passionnantes conférences sur leurs domaines d'étude respectifs.
Le symposium s'est déroulé le jeudi 16 mai.
"Nous sommes fiers de notre collaboration avec cette grande institution", a déclaré le Prof. Rein. "En plus d’être une institution de recherche de premier plan et un vivier pour les jeunes entrepreneurs et l'innovation, l’UTA met l’accent sur l’internationalisme ; c’est l’université israélienne qui a développé le plus de partenariats avec des institutions académiques dans le monde. Merci au Prof. Amossy pour son rôle primordial dans le développement de la collaboration avec le Collège de France. À une époque où le racisme et l’antisémitisme font rage, nous nous devons de promouvoir les valeurs de solidarité et de tolérance. Des évènements comme celui d’aujourd’hui sont la meilleure réponse ".
"Le Collège de France est une institution prestigieuse et unique. En signant une convention avec l'Université de Tel-Aviv en juin 2018, lors d'une journée d'études à Paris dans le cadre de la Saison croisée France-Israël, il a renoué avec une tradition de plus de 500 ans: l'hébreu était en effet l'une de ses trois premières chaires, avec le grec et les mathématiques", a rappelé le Prof. Heilbronn.
"La médecine est-elle en train de bloquer l'espèce humaine ?"
Le Prof. Bernard Attali, du Département de physiologie et pharmacologie de l'Ecole de Médecine de l'Université de Tel-Aviv a ensuite présenté le Prof. Alain Fischer, ancien professeur d'immunologie pédiatrique à l'Université Paris Descartes et ex-chef de clinique à l'hôpital Necker, membre de l'Académie des Sciences et de l'Académie nationale de médecine, et titulaire de la chaire de médecine expérimentale du Collège de France, qui a initié le public aux mystères de notre système immunitaire.
"Notre système immunitaire est le système de défense de notre organisme, la manière dont nous cohabitons avec les microbes de notre environnement. Il est soumis à de nombreux défis. A titre d'exemple notre intestin contient 300 000 milliards de bactéries, qui ont besoin de nous comme nous avons besoin d'elles. Ce système possède deux fonctions opposées : résistance et tolérance. En effet, il doit à la fois combattre les pathogènes, et savoir ignorer ses propres composants pour ne pas les attaquer. On distingue l'immunité innée, dont les éléments sont des détecteurs qui captent des signaux et envoient des réactions, et l'immunité adaptative, acquise au cours de l'évolution. En 300 000 ans d'histoire, l'homme moderne a été mis en contact avec des microbes capables de tuer (paludisme, peste etc). Son organisme a évolué et a façonné de nouvelles capacités de réactions; mais les microbes se sont eux aussi adaptés. Par exemple, la maladie qui tue le plus actuellement est la tuberculose. L'histoire de son bacille est celle de l'homme: nous avons co-évolué ensemble. Un million de personnes sont morts de la tuberculose lors des deux derniers siècles, mais neuf sur dix résistent, car notre génome évolue.
9% de nos gènes sont impliqués dans notre réponse immunitaire, et notre ADN enregistre 70 modifications, délétères ou bénéfiques, par génération. Comme l'a découvert Darwin, ce sont ces mutations qui permettent la sélection. Par exemple, l'évolution a permis de sélectionner les sujets moins sensibles au paludisme. La sélection permet la protection de l'espèce. Mais ces évolutions sont aussi à l'origine de nouvelles maladies. Notre santé est tributaire de trois variables interdépendantes dont les variations sont asynchroniques : notre génome dont la variation se mesure en milliers d'années, notre environnement (qui évolue en quelques dizaines d'années) et notre comportement (variation en années). Le déséquilibre entre ces trois variables a créé deux grands ensembles de maladies modernes : d'une part le diabète et l'obésité, de l'autre les allergies et l'asthme. Nous vivons aujourd'hui dans un environnement propre mais caractérisé par une augmentation des maladies auto-immunes. La dérégulation de notre système immunitaire est née de la modification de notre environnement microbien (par exemple les enfants élevés en milieu urbain ont des risques beaucoup plus élevés de souffrir d'asthme ou de maladies de la peau que ceux élevés à la ferme). Notre système immunitaire est programmé pour développer des défenses, mais peut lui-même provoquer des allergies s'il n'est pas mis en contact avec les allergènes. Notre état de santé, surtout nos allergies, est déterminée par les conséquences d'une adaptation à un environnement qui était différent du notre. La compréhension de ce mécanisme peut permettre d'apporter des solutions thérapeutiques. En soignant des réactions à des phénomènes d'adaptation à un environnement passé, la médecine est-elle en train de bloquer l'espèce humaine ?".
"Les écrivains sont des innovateurs malgré eux"
Le Prof. Ruth Amossy a ensuite présenté le deuxième intervenant, le Prof. Antoine Compagnon, titulaire de la chaire de Littérature moderne et contemporaine du Collège de France, qu'elle remercie de sa collaboration fidèle avec l'Université de Tel-Aviv. Issu de Polytechnique, le Prof. Compagnon s'est néanmoins dirigé vers la littérature et est devenu un spécialiste mondialement connu, notamment de Proust et de Baudelaire. Sa communication était centrée sur la littérature comme accélérateur de l'innovation.
"Il semblerait à priori qu'il y ait antinomie entre littérature et innovation. Dans le monde numérique et néolibéral d'aujourd'hui, si l'on n'innove pas, on meurt. La littérature, elle, a pendant des années été régie sur le mode de l'imitation. L'invention était considérée comme une simple variation d'un socle stable. Depuis, on est sorti de cette idée. A partir de Baudelaire, l'art se rapproche de la mode dans une nécessité de renouvellement permanent. Pendant longtemps, l'art a suivi cette application de la notion de progrès relevant de la technique et de la science, caractéristique de la modernité et impliquant la nécessité d'être toujours plus avancé. Paradoxalement, la révolution numérique, troisième révolution industrielle après le moteur et l'électricité, n'a pas produit la même croissance que les deux précédentes, mais au contraire accru les coûts, ce qui a fait dire à certains que les périodes de croissances induites par les deux révolutions précédentes n'étaient finalement que des parenthèses, et que nous sommes sortis de l'ère de la croissance élevée.
De même, la culture coûte de plus en plus cher car c'est un secteur qui n'induit pas de gain de productivité. Il faut toujours autant de temps pour répéter une symphonie de Beethoven, ou pour apprendre à lire, à écrire et à compter à un enfant. Les MOOCS, sur lesquels on comptait pour rendre l'enseignement moins cher et plus efficace, n'ont pas permis de faire l'économie des universités. La limite à tout gain de productivité en littérature est la lecture. Nous ne pouvons pas lire plus vite. C'est ce qui explique le relatif échec du livre numérique, car le livre papier reste un objet idéal et parfait. La littérature elle-même innove-t-elle encore ? Pendant un siècle et demi la littérature a cru à l'innovation: poème en prose, vers libre, le flot de conscience ou monologue intérieur, l'écriture automatique, le nouveau roman etc. Il semble cependant que nous soyons sortis de ce mouvement. La littérature, alors, contribue-t-elle à l'innovation ? Selon Bourdieu la littérature connait un phénomène d'autonomisation: elle devient de moins en moins accessible, et se restreint aux littéraires eux-mêmes. Il n'y a que les poètes qui lisent la poésie. On est passé de la littérature qui instruit (Voltaire) à celle qui libère (Sartre), puis à la méfiance envers la littérature qui renforce les préjugés et dont il faut se méfier. Pour contribuer à l'innovation, la littérature doit innover hors de son propre champ. Les écrivains auxquels je me suis intéressé ont toujours eu cette efficacité: Montaigne, inventeur du sujet moderne, Baudelaire, inventeur de la modernité esthétique, Proust, inventeur de l'analyse de la complexité et de la subjectivité dans le roman. Souvent conservateurs, ils ont été des inventeurs malgré eux, des innovateurs techniques mais aussi moraux, des accélérateurs d'innovation".
Migrations : "Le débat politique sur l’immigration est en complet décalage avec les chiffres"
Le conférencier suivant, le Prof. François Héran, a été présenté par le Prof. Noah Lewin-Epstein, ex-Doyen de la Faculté des Sciences sociales de l’UTA. Ancien directeur de l’INED (Institut national d’études démographiques) où il est toujours directeur de recherche, lauréat du prix Descartes-Huygens, le Prof. Héran est titulaire de la chaire de Migrations et Sociétés du Collège de France. Son intervention a porté sur les différences de comportement en Europe lors de la récente crise de l’immigration.
Depuis 2014, l’Union Européenne accueille en proportion plus de migrants que les Etats-Unis (4,7 pour 1000 habitants contre 3,4 pour mille). En nombre absolu de demandes d’asile et de décisions positives accordées en 2016, l’Allemagne vient largement en tête (755 000 dossiers dont 445 000 se soldent par une décision positive). La France est loin derrière, au 2e rang par le nombre de dossier, au 4e pour les décisions positives. L’Allemagne a enregistré cinq fois plus de demandeurs que la France et en a accepté dix fois plus. Si l’on raisonne en proportion, en retenant le critère du nombre de demandeurs d’asile pour un million d’habitants, la Suède passe en tête avec 7000 décisions positives pour un million d’habitants, suivie de l’Autriche, alors que la France rétrograde au 16e rang, très en dessous de la moyenne (530 contre 1400). La Belgique, l’Irlande, le Danemark, les Pays-Bas, ont accordé deux fois plus de protection que la France. On entrevoit la diversité des facteurs qui dispersent les comportements. Les deux extrêmes, la Suède et la Pologne, sont dans un rapport de 1 à 700. Même si l’on pondère ces données par le PIB, les données restent sensiblement les mêmes. La France dont le PIB dépasse légèrement la moyenne européenne reste au 16e rang, alors que Chypre et Malte se haussent dans les premiers rangs du tableau, car ils se situent en première ligne sur la trajectoire des migrants. Il leur est difficile d’échapper au Règlement de Dublin 2 qui assigne le traitement de la zone d’asile au premier pays de la zone Schengen où la demande a été enregistrée. Le Royaume-Uni accentue son retrait, tirant partie de sa position périphérique, ce qui rend d’autant plus remarquable l’hospitalité des pays scandinaves. Les pays d’Europe centrale sont hermétiquement fermés à toute demande d’asile, sous l’effet de trois facteurs : l’isolement persistant sous l’ère communiste, l’absence de passé colonial et l’entretien d’un récit national qui brandit le catholicisme comme étendard contre l’islam.
Les statistiques de l’OCDE sur le titre de séjour par motif révèlent un système de pratiques et de préférences qui varient selon les pays. L’Allemagne mobilise sa force caritative pour accueillir les exilés dans l’urgence alors que la France met l’accent sur le regroupement familial, tendance qui est également celle des Etats-Unis où 65% des migrations relèvent de ce motif. Le Canada applique une politique d’immigration choisie sur concours. La Suède arrive à la première place pour l’accueil humanitaire (36%). Il faut noter que le débat politique sur l’immigration est en complet décalage avec les chiffres.
Quant à Israël ; c’est une terre d’immigration qui présente une capacité d’absorption impressionnante de vagues d’alyah continues. Elle enregistre de même un taux de naissances constant par rapport aux décès. Par contre, sur 14 800 demandes d’asile reçues en 2017, 736 ont été traitées et une accordée.
Les entreprises superstars sont à l’origine de la baisse de la croissance
Dernier intervenant du colloque, le Prof. Philippe Aghion est titulaire de la chaire Economie des institutions, de l’innovation et de la croissance du Collège de France. Co-auteur de plusieurs rapports économiques internationaux, il a enseigné à Havard et à la London School of Economics, et est également co-auteur d’une nouvelle théorie de la croissance basée sur l’innovation, qui a fait l’objet de son intervention.
"J’ai été très influencé par la théorie de Schumpeter selon laquelle la croissance à long terme est basée sur l’innovation. Celle-ci dépend d’un processus de destruction créatrice continuellement à l’œuvre dans l’économie qui voit la disparition d’anciennes technologies remplacées par de nouvelles. Au cœur du système se trouve l’entrepreneur qui va fabriquer de nouveaux produits, adopter des procédés et des techniques inédits, ouvrir de nouveaux débouchés etc. La croissance est un processus conflictuel entre le vieux et le neuf, qui se retrouve dans les politiques économiques, dont le but est de gérer ce processus.
Cependant, l’économiste se trouve devant un certain nombre d’énigmes. La compétition est-elle ou non positive ? Quels sont donc les effets de l’innovation sur les inégalités ? A côté de ceux qui ont su innover et s’adapter aux révolutions technologiques (Technologies de l’information et de la communication, intelligence artificielle), il y a les laissés pour compte qui ne profitent pas pleinement de ces évolutions, ce qui donne lieu à des mouvements comme celui des Gilets jaunes en France. Enfin, on peut citer l’actuel débat sur la baisse de la croissance. Comment l’expliquer ? La raison la plus plausible semble être le phénomène des entreprises superstars à haute productivité, créatrices d’innovation, mais qui découragent les petites entreprises. La solution est mettre en place des garde-fous légaux qui réduisent les fusions de grandes entreprises, de favoriser la mobilité sociale grâce à l’éducation et d’adapter les institutions aux révolutions technologiques".
Le symposium a été clôturé par Hélène Le Gal, Ambassadrice de France en Israël, qui a annoncé son départ : " Je suis très heureuse de clôturer ce symposium qui symbolise la coopération scientifique entre nos deux pays et je souhaite qu’il y ait encore de très nombreux évènements de ce type dans l’avenir", a-t-elle déclaré. " Je remercie l’UTA pour sa collaboration fidèle au cours de mon mandat, notamment dans le cadre de la Saison croisée France-Israël dont elle a été un acteur majeur, et je suis très fière du travail que nous avons réalisé en commun pour développer la coopération entre nos deux pays".